En finir avec le genre ? Chiche !
(Op-ed, Le Monde)
Par Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait et Anne Revillard.
[Une version réduite et modifiée de ce texte est parue dans Le Monde daté du 15 août 2013 sous le titre : « Il faut d’urgence parler du genre à l’école ».]
Ce n’est pas le moindre paradoxe des contempteurs français des études sur le genre que leur crainte que les découvertes de ce champ de recherche ne trouvent une traduction à l’école sous la forme d’enseignements et de matériaux plus neutres. Si les normes de masculinité et de féminité sont si naturelles, pourquoi alors redouter de ne plus les inculquer aussi systématiquement aux esprits jeunes et influençables, comme c’est encore aujourd’hui le cas dans les manuels d’école primaire ? Si la division des rôles sociaux entre hommes et femmes, par exemple dans la famille contemporaine, découle des gènes, des hormones ou d’un décret divin, pourquoi vouloir maintenir à tout prix cet arsenal de représentations par lesquelles on contraint les enfants à leur future place dans la division des sexes ?En réalité, les conservateurs « pour tous » en sont tout à fait conscients : on enseigne déjà le genre aux enfants – à travers des modèles différenciés selon le sexe. Et si on ne leur apprenait pas, sans doute ces derniers ne l’inventeraient-ils pas. La peur que suscite chez les opposants à l’imaginaire « théorie du genre » l’étude des mécanismes de production des normes de comportement et des inégalités entre les sexes ne repose donc pas sur un désaccord empirique : ils savent bien que ces mécanismes existent, puisqu’ils cherchent à les défendre. Ils préfèreraient juste qu’on n’en parle pas et surtout qu’on ne les étudie pas. Les « anti-genre » sont donc les meilleurs défenseurs du « genre », non en tant que champ scientifique, mais en tant que rapport de pouvoir. Sur le plan des idées, pourtant, leur combat est perdu d’avance, puisqu’il leur faut faire parler du genre pour dire qu’il ne faut pas en parler.
Mais un système d’inégalité reproduit de siècle en siècle serait-il aussi fragile que sa simple mise à jour suffirait à le faire s’effondrer comme un château de cartes ? Si la domination masculine était une sorte de Dracula ne supportant pas la lumière, les analyses empiriques précises qui ont fleuri dans les sciences sociales ces dernières décennies, parfois rassemblées sous l’étiquette d’ « études sur le genre », en aurait déjà eu raison.
Une partie du grand public a récemment découvert que la notion de « genre » pouvait être utilisée au-delà de son usage courant (qui renvoie au « genre grammatical », féminin ou masculin) pour désigner, plus largement, les rapports sociaux entre les femmes et les hommes, entre le masculin et le féminin. Quels sont les enjeux de cette notion ? Quelles sont ses origines et comment la recherche l’appréhende-t-elle ?
Généalogie du concept de genre
Les approches en termes de genre plongent leurs racines dans les réflexions pionnières de l’anthropologue Margaret Mead dans les années 1930, puis de la philosophe Simone de Beauvoir à la fin des années 1940, bien que ni l’une ni l’autre n’aient eu recours au concept. C’est dans les années 1960 que le sexologue John Money et le psychanalyste Robert Stoller, qui travaillent respectivement sur l’hermaphrodisme et la transsexualité, théorisent la distinction entre « sexe » et « genre ». Le « sexe » est anatomiquement déterminé alors que le « genre » désigne l’expérience contingente de soi comme homme ou femme.
Il faut toutefois attendre le début des années 1970 pour que s’opère la jonction entre la distinction sexe/genre et la critique féministe. La sociologue britannique Ann Oakley se réapproprie cette distinction dans une perspective de remise en cause de la hiérarchie hommes/femmes : le sexe renvoie à la partition biologique mâle/femelle, alors que le genre désigne la distinction culturelle entre les rôles, les attributs et les identités des hommes et des femmes. Le concept de genre devient un nouvel instrument pour révéler les multiples opérations sociales par lesquelles les différences et inégalités entre les sexes sont produites et reproduites.
En France, la distinction sexe/genre est pourtant elle-même remise en cause dès la fin des années 1980. La sociologue Christine Delphy reconnaît ainsi que l’opposition entre sexe (biologique) et genre (social) a permis de rompre avec l’idée que le genre serait déterminé par le sexe. Mais, cette manière de penser reste empêtrée selon elle dans la croyance que le sexe est une évidence naturelle, donnée a priori. Il n’est pas question de nier, bien évidemment, l’existence matérielle des corps et des attributs anatomiques statistiquement corrélés au groupe des femmes et à celui des hommes. Mais ces différences multiples sont toujours perçues à travers un filtre social qui interprète, classe, dichotomise et transforme.
Du sexe, pas du genre !
D’une part, dans le contexte d’une hiérarchisation entre des groupes (le genre), le sexe dit biologique fonctionne comme un marqueur social, conférant à cette hiérarchie un fondement qui apparaît comme naturel et antérieur à elle. D’autre part le corps lui-même fait l’objet de modifications en fonction des contraintes du genre. C’est le cas avec les personnes intersexuées dont le sexe anatomique « ambigu » à la naissance est perçu comme une anomalie à réparer. Comme la biologiste Anne Fausto-Sterling l’a montré, il existe une pluralité de critères de détermination du sexe (chromosomiques, gonadiques, hormonaux et anatomiques), et dans les cas de naissances intersexuées, ceux-ci ne concordent pas. Puisqu’il est impossible de s’en remettre à un seul de ces critères, des indicateurs tels que la taille des organes sexuels (un même organe pouvant être associé à un clitoris, donc féminin, ou à un pénis, organe masculin, selon sa taille) ou la capacité reproductive (présence/absence d’un utérus) seront utilisés pour déterminer le sexe de l’individu, par la suite « fabriqué » par des traitements chirurgicaux ou hormonaux souvent lourds et douloureux.
Bien au-delà de ces cas rares, nous sommes tous enjoints d’apprendre et de réaliser notre rôle dans l’ordre du genre, tout au long de notre vie, dans les sphères sociales où nous nous inscrivons (famille, école, couple, lieu de travail, etc.). Or, cette socialisation de genre passe par un travail sur le corps et des modifications physiques (pour les femmes, par exemple, l’épilation de parties du corps et l’usage d’accessoires modelant une silhouette pour qu’elle soit « féminine ») qui participent à la reproduction des différences entre les sexes.
Les études décrivant la production sociale des différences de genre sont désormais innombrables. Pour autant, la conscience individuelle de ces processus ne suffit nullement à mettre à bas un système solidement ancré dans les structures sociales, les corps et les esprits. En souhaitant en finir avec « le genre », les conservateurs de tout poil rejoignent paradoxalement le discours révolutionnaire du féminisme des années 1970 qui militait pour l’abolition d’une hiérarchie arbitraire entre les sexes. En parler à l’école serait un bon début.
Laure Bereni est sociologue, chercheuse au CNRS et co-directrice du master Genre, politique et sexualité de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales.
Sébastien Chauvin est sociologue, maître de conférences à l’université d’Amsterdam et directeur du Amsterdam Research Center for Gender and Sexuality.
Alexandre Jaunait est politiste, maître de conférences à l’université de Poitiers et membre du Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes.
Anne Revillard est sociologue, professeure associée à Sciences Po Paris.
Ils sont co-auteurs de l’Introduction aux études sur le genre (de Boeck, 2ème édition, 2012).