Interview in Mediapart, August 11th, 2013
Grèves des fast-food: «La figure du travailleur précaire a changé aux Etats-Unis»
11 août 2013 | Par lorraine kihl
À New York, Chicago et Detroit, fin juillet, des milliers d’employés de fast-food ont organisé une grève simultanée pour réclamer une hausse de leur salaire et le droit de se syndiquer. La grève, très médiatisée, dénote un profond changement du mouvement syndical américain, selon le sociologue Sébastien Chauvin.
Fin juillet, les États-Unis ont été surpris par une grève massive des employés de la restauration rapide. Le mouvement, initié à New York à l’automne dernier, s’est pour la première fois étendu dans six autres villes du quart nord-est du pays, dont Detroit. Payés au salaire minimum, les employés des chaînes de fast-food (McDonald’s, Wendy’s, KFC…) doivent se débrouiller avec des contrats à temps partiel payés 7,25 dollars de l’heure (5,40 euros). « Les États-Unis pourraient bientôt remplacer l’expression “pays de tous les possibles” par “pays des bas salaires” », commente ainsi une éditorialiste de NBC News, qui a listé les jobs les moins bien payés du pays. Les grévistes réclament le doublement de leur salaire et le droit de se syndiquer. La pétition lancée pour appuyer leurs revendication a recueilli plus de 125 000 signatures.
Pour le sociologue Sébastien Chauvin, auteur d’un livre de référence sur le marché du travail américain (Les Agences de la précarité, Seuil, 2010), le mouvement dénote un changement profond du syndicalisme américain et la prise de conscience par le public de la situation des travailleurs pauvres.
Pourquoi la syndicalisation des employés de McDonald’s semble si compliquée ?
De manière générale, il est beaucoup plus compliqué aux États-Unis de syndiquer une entreprise. La majorité des salariés doit présenter une pétition demandant la tenue d’élections syndicales sous l’égide du National Labor Relations Board. Il faut bien voir que pendant cette campagne, les meneurs sont identifiés par l’employeur, se font licencier ou voient leur nombre d’heures de travail chuter. Les rétorsions sont énormes, le patron organise des réunions obligatoires pour convaincre les salariés de la nocivité des syndicats… Et même une fois reconnu, le syndicat peut attendre des années avant de signer une convention collective (« labor contract »). Dans ce contexte, la syndicalisation des employés de fast-food est pratiquement impossible. Avec le turn-over au sein de ces entreprises, il est très difficile de convaincre les salariés du bien-fondé d’une syndicalisation dont les fruits en termes d’amélioration des conditions de travail et d’emploi ne seraient récoltés qu’au bout de deux ou trois ans…
Mais paradoxalement, ce turn-over permet aussi en partie aux actions en cours d’exister. Les salariés de fast-food ont moins à perdre, et si certains d’entre eux sont licenciés, ils peuvent assez rapidement retrouver un emploi dans un autre restaurant.
Pourquoi ce mouvement syndical a-t-il séduit ?
Les manifestations de New York ont été organisées par tout un tissu parasyndical : des associations de quartier, des organisations communautaires religieuses et ethniques, ou encore des « worker centers ». Le puissant syndicat Service Employees International Union (SEIU) participe à ces actions et surtout leur offre un fort soutien financier. On observe déjà de telles alliances entre syndicats et associations depuis le début des années 1990, mais à l’époque c’étaient les syndicats qui menaient la campagne, et les associations communautaires qui la soutenaient. Aujourd’hui, c’est plutôt l’inverse : le centre de gravité de la mobilisation s’est déplacé vers les organisations non-syndicales.
Vous avez parlé de « worker centers ». De quoi s’agit-il ?
Les « worker centers » organisent ces travailleurs pauvres dans des contextes où la syndicalisation est difficile. Il s’agit un peu de l’équivalent moderne des bourses du travail qui existaient en France à la fin du XIXe siècle, avant l’émergence des syndicats tels que nous les connaissons aujourd’hui. Ces centres ont plusieurs fonctions. Ils proposent des services aux travailleurs, par exemple des cours d’anglais aux nouveaux travailleurs immigrés ou encore du conseil juridique. Les « worker centers » jouent aussi parfois le rôle de coopératives. Mais ils se sont surtout rendus visibles dans la défense publique de ces travailleurs précaires, souvent immigrés ou appartenant aux minorités ethniques. Ils ont par exemple joué un rôle clé à l’occasion des grandes marches des migrants de 2006. En revanche, ils ne sont pas reconnus comme représentatifs sur le plan juridique et ne peuvent pas participer aux négociations au sein des entreprises, collecter des cotisations à la source ou signer des conventions collectives. C’est pourquoi ils mobilisent l’autorité des communautés locales, leurs représentants politiques et religieux, des médias, et mènent des actions symboliques. C’est ce que j’ai appelé le syndicalisme informel.
Ces « worker centers » renouent avec certains modes d’organisations des premiers syndicats américains de la fin du XIXe siècle, avec des organisations plus locales que sectorielles. Mais à l’époque ces syndicats, regroupés sous la bannière de l’American Federation of Labor, concernaient des travailleurs qualifiés qui se pensaient comme une aristocratie. Aujourd’hui, les « worker centers » visent d’abord à offrir aux travailleurs “déqualifiés” l’expression syndicale qu’ils ne peuvent obtenir par des voies formelles verrouillées.
Cela dénote-t-il un changement plus général du syndicalisme aux États-Unis ?
Le mouvement continue de changer l’image du syndicalisme américain qui, malgré vingt années de transformations, est encore vu comme un bastion de défense des travailleurs blancs de la vieille classe ouvrière intégrée, aujourd’hui en déclin. Même si des campagnes récentes dans le nettoyage, les hôtels ou les hôpitaux ont concerné des secteurs où les immigrés et les minorités ethniques sont surreprésentés, la défense syndicale explicite des travailleurs pauvres est plutôt nouvelle. Elle est d’ailleurs ambiguë, puisqu’en « sous-traitant » ces campagnes à des organisations communautaires locales et à des coalitions associatives, les syndicats officiels enregistrent d’une certaine manière leur incapacité à syndiquer ces travailleurs « pour de vrai ». L’espoir est que ces mobilisations contribuent à créer les conditions politiques d’une réelle syndicalisation de ces entreprises à moyen terme.
Des grèves ont déjà eu lieu à New York en novembre et en avril, pourquoi la mobilisation est-elle si épisodique ?
Il est difficile pour ce genre de grèves de prendre sur du long terme ou de se traduire par une présence syndicale durable, car les employés sont facilement remplacés. Aussi fonctionnent-elles par « coups », bien préparés médiatiquement. Étant donné le turn-over dans ce secteur, les « worker centers » pourraient avoir envoyé des militants se faire embaucher ces derniers mois pour déclencher le mouvement de grève ensuite. L’important est l’effet symbolique de la grève, plus que la réelle capacité de blocage. Si l’on regardait de près ces rassemblements, même lorsqu’une centaine de personnes sont présentes, je ne suis pas sûr qu’il y en ait plus de cinq, dix, parmi eux qui soient juridiquement des salariés en grève dans leurs établissements. Il faut notamment prendre en compte les employés qui ne sont pas supposés travailler ce jour-là, ceux qui ont déjà été licenciés, les représentants des associations catholiques, protestantes, communautaires, etc.
Si les « worker centers » n’ont pas de pouvoir de négociation, qu’espèrent-ils de ces mouvements ?
Ces grèves visent d’abord à changer l’opinion publique, plus qu’à faire plier l’entreprise sur un point précis. Elles sont un instrument de communication qui sert une campagne pour les droits des travailleurs pauvres, en recourant au « shaming » (mise au pilori) du management de l’entreprise devant la communauté locale. Ensuite, à l’échelle nationale, on stigmatise la maison mère et le secteur dans son ensemble. Le « shaming » permet de contourner la dispersion juridique liée au système de la franchise, en retrouvant sur le plan symbolique des possibilités proches du procès en « class action » (action collective) : il suffit de viser un restaurant pour les viser tous. Je ne pense pas que la revendication de hausse du salaire minimum prenne au niveau fédéral mais au niveau des États, oui, en particulier lorsqu’ils sont dirigés par des démocrates.

Il faut bien voir que les manifestations ont lieu dans un contexte de campagne municipale pour la mairie de New York. Christine Quinn, la dauphine du maire actuel, Michael Bloomberg (non-encarté), pourtant peu connue pour ses positions pro-salariés, a déclaré publiquement soutenir les revendications des grévistes. Là où on voit que le mouvement a en partie réussi son coup, c’est que les travailleurs pauvres sont devenus un des thèmes de la campagne. Ce qui n’arrive normalement jamais : les campagnes électorales étatsuniennes invoquent toujours rituellement la « classe moyenne » – à laquelle tout le monde est censé pouvoir s’identifier –, et pratiquement jamais les pauvres, qui ne votent pas et sont soupçonnés de devoir leur condition à un défaut de constitution morale.
Dans son éditorial économique de cette semaine, The New Yorker explique les mobilisations actuelles par le changement de profil des employés des fast-food.
C’est vrai, la figure du travailleur précaire aux États-Unis a changé. Il ne s’agit plus seulement de personnes jeunes, la palette est devenue beaucoup plus large en termes générationnels. Cela joue d’ailleurs pour la légitimité de leur action : il y a des familles à nourrir. Les minorités ethniques sont aussi surreprésentées, c’est une source d’emplois pour les hispaniques et les Noirs dans les grandes villes, même si à l’échelle nationale ils sont loin d’y être majoritaires.
Le mouvement de grève est souvent comparé à Occupy Wall Street dans la presse américaine. Pourquoi ?
Occupy Wall Street a plutôt mobilisé de jeunes Blancs éduqués. Par contraste, les grèves dans les fast-foods ont majoritairement mobilisé des minorités ethniques, avec clairement un centre de gravité dans la communauté noire et ses organisations. Mais il y a effectivement des points de similitude. Comme pour Occupy, on fait appel à l’opinion publique et les syndicats n’ont qu’un rôle de soutien. Surtout, on retrouve ces formes de « franchises » des actions Occupy qui ont eu lieu un peu partout dans le monde. Ici, d’autres villes américaines ont repris la grève en copiant ses recettes : même mode d’action, mêmes slogans et éléments rhétoriques.