Les sans-papiers grévistes contre l’hypocrisie générale (Le Monde, 2010)

LE MONDE

Les sans-papiers grévistes contre l’hypocrisie générale
par Pierre Barron, Sébastien Chauvin, Nicolas Jounin et Lucie Tourette

Tribune parue dans Le Monde, 3 février 2010.

Alors que la démonstration a été faite au sein de l’Assemblée nationale par les onze organisations qui les soutiennent que des travailleurs sans-papiers ont été embauchés pendant plusieurs mois sur le chantier de rénovation des bâtiments parlementaires, le gouvernement ne montre jusqu’à présent que du mépris pour la grève menée depuis le 12 octobre 2009 par 6 000 travailleurs sans papiers.

Après quelques effets de manches fin novembre, le gouvernement se tait, pendant que, sur le terrain, il fait procéder à d’expéditives évacuations de grévistes. Les fédérations patronales se calfeutrent, alors qu’on dénombre 2 100 entreprises touchées par la grève, dont il est avéré qu’elles recourent aux services d’une main-d’oeuvre sans papiers (et davantage encore d’entreprises qui, par le biais de la sous-traitance et de l’intérim, en profitent).

Surtout ne pas dire que cette grève menée par des travailleurs du bâtiment, du nettoyage, de la restauration, de la sécurité, de l’aide à la personne, affecte les principaux secteurs de l’économie française, des petites aux grandes entreprises, du traiteur du coin aux familiers du pouvoir, de l’intérim aux ministères. Ce serait reconnaître que les grévistes contribuent à la richesse du pays, depuis des années, dans l’hypocrisie générale.

Depuis un mois, le message est plutôt : circulez, il n’y a plus rien à voir, puisqu’il y a une circulaire ! Sauf que les grévistes ont vu que la circulaire du 24 novembre 2009 ne fait que réaffirmer l’arbitraire des préfectures, là où ils réclamaient des critères précis et uniformes. Sauf que, dix fois plus nombreux que lors du mouvement de 2008, ils ont décidé de poursuivre leur grève.

Le gouvernement parierait-il sur un essoufflement ? Pari risqué : ces hommes et ces femmes qui ont enduré la clandestinité contrainte des années durant vont-ils se laisser démonter par l’âpreté de la lutte ? Et surtout, pari à court terme. Il faut ici rappeler à Eric Besson en quoi, suivant celle de ses prédécesseurs, sa politique est structurellement contradictoire.

Les années 2000 ont été marquées par une chasse accrue aux étrangers irréguliers et une fragilisation des réguliers. Entre 2003 et 2007, trois lois successives durcissent les conditions de regroupement familial, précarisent les conjoints étrangers, abolissent la régularisation “de plein droit” après dix ans de présence sur le territoire… Contre le gré de nombre d’agents, la chasse aux sans-papiers devient non seulement une activité majeure des services de police, mais s’étend à d’autres institutions : ainsi les caisses primaires d’assurance maladie ou les agences pour l’emploi se voient-elles dotées de détecteurs de faux papiers.

Malgré l’objectif affiché de réduction de l’effectif des sans-papiers, ce sont des dizaines de milliers d’immigrés qui restent sans papiers plus longtemps et voient leurs espoirs de régularisation s’éloigner. Bien plus, ils sont rejoints par des étrangers réguliers à qui les préfectures refusent plus fréquemment le renouvellement de leur titre de séjour. Les sans-papiers d’aujourd’hui sont plus “intégrés” que ne l’étaient leurs prédécesseurs. Ils sont davantage insérés dans la vie économique, leur voisinage, les institutions ; ils sont davantage pourchassés, mais disposent également de plus de liens et de ressources pour faire face. Les grèves de travailleurs sans papiers en sont la preuve.

Au 1er juillet 2007, les employeurs sont enrôlés dans la traque : pour toute embauche d’un étranger, ils doivent communiquer préalablement les papiers de ce dernier à la préfecture afin de les authentifier. Depuis, les sans-papiers trouvent plus difficilement à s’embaucher. Craignant que leurs pratiques ne soient désormais plus tolérées, de plus en plus d’employeurs licencient leurs salariés pour défaut de papiers. Mais d’autres entreprises continuent de puiser dans ce “stock” de sans-papiers constamment réapprovisionné par l’administration.

L’opposition rhétorique entre immigrations “choisie” et “subie” est une imposture, mais qui a des effets réels : les travailleurs sans papiers sont choisis par des employeurs parce que l’Etat les déclare “subis” et les contraint, par son harcèlement administratif et policier, à la soumission.

Sans droit aux prestations sociales bien que nombreux à cotiser, craignant l’accident et ses suites administratives alors qu’ils réalisent des travaux pénibles et dangereux, les travailleurs sans papiers sont une cible privilégiée pour les infractions patronales au droit du travail (travail dissimulé, licenciement sans préavis, suppression des congés, absence de reconnaissance des qualifications, salaire à la tâche, etc.). Ces conditions de travail en deçà du droit reviennent, pour des secteurs qui ne peuvent délocaliser leur activité dans des pays où la main-d’oeuvre est moins chère, à opérer, en embauchant des salariés sans papiers, des “délocalisations sur place”.

C’est au nom de l’immigration “choisie” que la loi du 24 juillet 2006 remet au goût du jour la carte “salarié”, qui était tombée en désuétude. Puis la loi du 20 novembre 2007 autorise des régularisations “exceptionnelles” pour des sans-papiers qui bénéficieraient d’une promesse d’embauche – délivrées toujours avec parcimonie, sans critères ni garanties pour les travailleurs sans papiers.

Le mouvement de grève d’avril 2008 puis d’octobre 2009 a renversé la logique de pur utilitarisme migratoire qui présidait à la remise de la carte “salarié” au goût du jour et voulait limiter l’immigration à celle adoubée par les employeurs : il a montré que les salariés sans papiers “choisis” sont déjà là, et qu’ils se battent à la fois pour leur droit au séjour et pour le respect du droit du travail et de leurs droits sociaux.

Face à ces contradictions, face à ces résistances, les pouvoirs publics ont été contraints de reculer un peu. Le premier mouvement de grève a permis d’arracher 2 800 régularisations. Soit 2 800 victoires, alors que le ministère de l’immigration ne voudrait délivrer que des faveurs : le sens de sa politique n’est pas tant d’empêcher l’immigration que d’y appliquer, tout en se gargarisant des “droits de l’homme”, le fait du prince. C’est justement le fait du prince que combattent les grévistes sans papiers lorsqu’ils réclament – c’est peut-être peu, mais dans la conjoncture politique c’est déjà tant – des critères clairs et applicables partout.

Ce combat en rejoint d’autres. C’est aussi le fait du prince que le mouvement ouvrier a combattu en revendiquant et obtenant le droit de grève, en 1864 ; le droit de se syndiquer, en 1884 ; la fin du livret ouvrier, c’est-à-dire du contrôle de la mobilité des travailleurs, en 1890 ; et bien d’autres choses encore, qui ont permis aux salariés d’accéder à une certaine liberté d’aller et venir – et de contester.

Par leur grève, les travailleurs sans papiers les rejoignent. Face à un Besson essayant de faire diversion avec un débat aussi ridicule que raciste, face à un Darcos qui se défausse en préférant voir des étrangers plutôt que des travailleurs, leur lutte est la seule réponse conséquente au dumping social dont ils sont la proie et l’instrument.


Pierre Barron, sociologue ;
Sébastien Chauvin, sociologue, professeur assistant à l’université d’Amsterdam ;
Nicolas Jounin, sociologue, maître de conférences à l’université Paris-VIII ;
Lucie Tourette, journaliste.